J.O. Numéro 140 du 19 Juin 1999       J.O. disponibles       Alerte par mail       Lois,décrets       codes       AdmiNet

Texte paru au JORF/LD page 09020

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Saisine du Conseil constitutionnel en date du 19 mai 1999 présentée par plus de soixante députés, en application de l'article 61, alinéa 2, de la Constitution, et visée dans la décision no 99-411 DC


NOR : CSCL9903591X



LOI PORTANT DIVERSES MESURES RELATIVES A LA SECURITE ROUTIERE ET AUX INFRACTIONS SUR LES AGENTS DES EXPLOITANTS DE RESEAU DE TRANSPORT PUBLIC DE VOYAGEURS
Les députés soussignés défèrent au Conseil constitutionnel la loi portant diverses mesures relatives à la sécurité routière et aux infractions sur les agents des exploitants de réseau de transport public de voyageurs, afin qu'il lui plaise de déclarer cette loi contraire à la Constitution, pour les motifs ci-dessous énoncés.

I. - Sur l'article 6
Cet article insère un nouvel article 21-2 du code de la route, qui déroge à l'article L. 21 du code de la route disposant que le conducteur d'un véhicule est responsable pénalement des infractions commises par lui dans la conduite dudit véhicule.
Le premier paragraphe de l'article 6 de la loi déférée consacre la responsabilité pécunaire du titulaire du certificat d'immatriculation du véhicule en cas d'infractions à la réglementation sur les vitesses maximales autorisées et sur les signalisations imposant l'arrêt des véhicules. Cette présomption de responsabilité peut être levée en cas de vol ou de tout autre événement de force majeure, ou bien encore lorsque le propriétaire apporte tous éléments permettant d'établir qu'il n'est pas l'auteur véritable de l'infraction.
Le deuxième paragraphe de cet article dispose que la personne déclarée pécuniairement redevable n'est pas responsable pénalement de l'infraction, que la décision ne donne pas lieu à inscription au casier judiciaire, qu'elle ne peut être prise en compte pour la récidive, ni n'entraîne de retraits de points affectés au permis de conduire.
Malgré les termes de ce deuxième paragraphe, les députés requérants constatent que le mécanisme de responsabilité d'office du conducteur s'apparente à une responsabilité d'ordre pénal.
En premier lieu, en effet, l'article 21-2 du code de la route est un article de droit pénal, dérogeant explicitement aux termes de l'article L. 21 qui traite de la responsabilité pénale du conducteur du véhicule. En second lieu, dans la pratique, le titulaire de la carte grise sera poursuivi comme s'il était l'auteur de l'infraction, cité devant le tribunal de police, sanctionné par une amende de première classe. La décision devenue définitive sera bien exécutée conformément aux articles 707 et suivants du code de procédure pénale portant sur l'exécution des sentences pénales. Le texte précise qu'il s'agit d'une « amende encourue pour les contraventions », qui sont, au titre de l'article 111-1 du code pénal, une des classifications des infractions pénales.
Par ailleurs, la sanction encourue, une amende pouvant aller jusqu'à 5 000 F selon la nature de l'infraction, a le caractère d'une punition.
Or, selon la jurisprudence constante du Conseil constitutionnel, notamment réaffirmée dans la décision no 92-307 DC du 25 février 1992, les principes régissant le prononcé d'une sanction ne concernent « pas seulement les peines prononcées par les juridictions répressives mais s'étendent à toute sanction ayant le caractère d'une punition ».
Le prononcé de la sanction pécuniaire doit donc bénéficier des mêmes garanties qui encadrent les peines prononcées par les juridictions répressives. Ces principes sont issus de l'article 8 de la déclaration des droits de l'homme et du citoyen et de l'article 6, alinéa 2, de la Convention européenne des droits de l'homme.
En l'espèce, cet article méconnaît les règles et principes constitutionnels concernés :
En prévoyant que le titulaire du certificat d'immatriculation du véhicule est systématiquement redevable de l'amende encourue pour les contraventions qu'il vise, cet article institue une peine automatique, sans considération de la nature et des circonstances de la commission de l'infraction, en méconnaissance de l'interdiction d'automaticité des peines établie par la décision no 97-389 DC du 22 avril 1997 ;
Dans une décision no 98-404 du 18 décembre 1998, le Conseil constitutionnel avait également jugé qu'en édictant une sanction automatique sur une personne « quel qu'ait été son comportement individuel... le législateur n'a pas fondé son appréciation sur des critères objectifs et rationnels avec l'objet de la loi ». En conséquence, le caractère automatique de la sanction est en contradiction absolue avec le principe de nécessité des peines posé à l'article 8 de la déclaration des droits de l'homme et du citoyen ;
En établissant une responsabilité automatique du conducteur, quand bien même ce dernier n'aurait en aucune manière participé à la commission de l'infraction, l'article 6 méconnaît les principes de personnalité des peines et de responsabilités personnelles, issus des articles 123-24 et 121-21 du code pénal (décision no 70 DC des 19 et 20 janvier 1981) ;
Enfin, l'article 6 établit une présomption de responsabilité contraire à l'article 6, paragraphe 2, de la Convention européenne des droits de l'homme, qui dispose que « toute personne accusée d'une infraction est présumée innocente jusqu'à ce que sa culpabilité ait été légalement établie ».
Si la Cour européenne des droits de l'homme a eu l'occasion d'affirmer que la Convention ne met pas d'obstacles de principe aux présomptions de fait ou de droit, elle a également jugé que la Convention obligeait les Etats contractants, en matière pénale, à ne pas dépasser un certain seuil, commandant notamment aux Etats de les enserrer dans des limites raisonnables (arrêt Salabiaku, 7 octobre 1988).
Or, la présomption instituée par l'article 6 de la loi déférée n'est pas « raisonnable » au sens de la Convention européenne des droits de l'homme. Alors que l'affaire Salabiaku concernait un cas de présomption de droit concernant un délit matériel, fondé sur un acte personnel et concret, même univoque, de la personne poursuivie (s'agissant d'une affaire de douanes où la personne poursuivie est de toute façon l'auteur matériel de transport de l'objet litigieux), l'article 4 de la loi institue une présomption de culpabilité pure, portant sur la détermination de l'identité même de l'individu qui sera poursuivi, alors même qu'il n'aurait commis aucun élément de l'infraction.
La présomption de responsabilité automatique instituée par cet article apparaît contraire aux principes de valeur constitutionnelle.
Pour toutes ces raisons, l'article 6 doit être déclaré non conforme à la Constitution.

II. - Sur les articles 7 et 8
L'article 7 de la loi déférée ajoute un nouvel article L. 4-1 du code de la route, créant un délit en cas de récidive de dépassement de la vitesse maximale autorisée égal ou supérieur à 50 km/heure dans un délai d'un an. Ce délit est puni de trois mois d'emprisonnement et de 25 000 F d'amende. Au titre de l'article 8 de la loi, ce dépassement donne également lieu de plein droit à un retrait de six points affectés au permis de conduire.
Ces articles méconnaissent les principes de nécessité et de proportionnalité des peines affirmés par l'article 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen.
Si l'accroissement de la sécurité routière apparaît comme un objectif d'intérêt général, le législateur, en créant un nouveau délit gravement sanctionné, a commis une erreur manifeste d'appréciation, au regard du dispositif répressif déjà existant.
Les excès de vitesse constituent des contraventions de quatrième classe et sont sanctionnés à ce titre d'une peine d'amende pouvant aller jusqu'à 5 000 F (R. 232 du code de la route). Par ailleurs, tout dépassement de la vitesse maximale autorisée entraîne un retrait de points affectés au permis de conduire, allant de deux à quatre points selon le département de la vitesse maximale autorisée. En outre, l'article 223-1 du code pénal, qui punit d'un an d'emprisonnement et de 100 000 F d'amende la mise en danger délibérée d'autrui, permet déjà de sanctionner les cas de conduite excessive présentant un danger.
De telles dispositions, si elles sont appliquées en totalité, doivent permettre de sanctionner les comportements dangereux et nuisibles sur les routes. Le délit de « grand excès de vitesse » créé par l'article 7 apparaît donc incompatible avec l'exigence de proportionnalité et de nécessité de la peine, d'autant que les sanctions qu'il prévoit sont parmi les plus importantes qui existent en matière de sécurité routière.
L'article 8 prévoit le retrait de six points du permis de conduire pour l'auteur du délit de grand excès de vitesse, alors même que l'intéressé aura déjà perdu quatre points au titre de la première infraction. En conséquence, l'intéressé aura perdu pour deux infractions dix points sur les douze que compte le permis de conduire. Dans la mesure où le retrait total des points entraîne l'annulation du permis de conduire, cette mesure porte excessivement atteinte au principe de liberté de circulation, liberté individuelle garantie par la Constitution, et paraît également contraire aux principes de proportionnalité et de nécessité des peines.
La décision de retrait de points, qualifiée de sanction pénale accessoire par la Cour européenne des droits de l'homme dans une décision du 23 septembre 1998, doit s'entourer des garanties posées par l'article 6, paragraphe 1, de la Convention européenne des droits de l'homme, qui dispose que toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue par un tribunal indépendant et impartial. En particulier, dans la mesure où l'annulation du permis de conduire pouvant résulter du retrait de la totalité des points constitue une atteinte à la liberté de circulation, la décision de retrait de points doit pouvoir être soumis à l'appréciation de l'autorité judiciaire, juge des libertés individuelles au sens de l'article 66 de la Constitution.
Enfin, cet article porte atteinte à l'exigence d'un recours de pleine juridiction à l'encontre de toute décision infligeant une sanction (décision no 92-307 du 25 février 1992).
Pour toutes ces raisons, les articles 7 et 8 de la loi déférée doivent être déclarés non conformes à la Constitution.
Pour ces motifs et pour tout autre que les auteurs de la présente saisine se réservent d'invoquer et de développer, il est demandé au Conseil constitutionnel de déclarer non conforme à la Constitution la loi portant diverses mesures relatives à la sécurité routière et aux infractions sur les agents des exploitants de réseau de transport public des voyageurs.
(Liste des signataires : voir décision no 99-411 DC.)